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Voyage à Padoue (6): Elena Lucrezia Cornaro-Piscopia

La statue d'Elena Lucrezia Cornaro Piscopia, à l'université de Padoue

La statue d’Elena Lucrezia Cornaro Piscopia, à l’université de Padoue

À l’université de Padoue, c’est à dire au Pallazzo del Bò, en descendant l’escalier d’apparat, on découvre la statue d’une jeune femme. Il s’agit d’Elena Lucrezia Cornaro-Piscopia, diplômée de cette illustre institution, la première femme à obtenir un doctorat universitaire. Ça se passait le 25 juin 1678. Elena Cornaro-Piscopia avait alors 32 ans.

Tous les témoignages de l’époque concordent: Elena Cornaro-Piscopia était une femme extraordinaire, d’une intelligence et d’une érudition largement au dessus de la moyenne. On disait d’elle aussi qu’elle était une femme charmante, bonne, généreuse et d’une grande beauté. En plus du vénétien, elle parlait le français, le grec, le latin, l’hébreu et l’arabe. Elle était une mathématicienne et une philosophe dont la renommée dépassait les frontières de la Vénétie, et une musicienne virtuose, maîtrisant le clavecin, la harpe et le violon. Au moment de sa graduation, elle jouissait d’une grande renommée dans le monde universitaire européen.

Elena Cornaro-Piscopia appartenait à l’une des plus illustres familles de Venise, les Cornaro, ou Corner. Au cours des ans, cette famille donna quatre doges, neuf cardinaux, plusieurs militaires de haut rang et bien sûr un grand nombre de marchands et de navigateurs. Au XVe siècle, l’ancêtre d’Elena, Caterina Cornaro, fut reine de Chypre. Les Cornaro ont possédé jusqu’à huit palais sur le Grand Canal de Venise. Aujourd’hui, on peut admirer l’imposant Pallazzo Corner, oeuvre du célèbre architecte Jacopo Sansovino, sur le Grand Canal, à mi-chemin entre le pont de l’Académie et la place Saint-Marc. Les Cornaro possédaient aussi des villas en Vénétie; l’une d’elles, située à Piombino Dese, au nord-ouest de Venise, à mi-chemin entre Padoue et Trévise, est l’oeuvre d’Andrea Palladio. À Rome, l’un des cardinaux de la famille Cornaro demanda à Gianlorenzo Bernini de faire l’architecture intérieure et la sculpture de la Chapelle Cornaro, à l’église Santa Maria della Vittoria.Contre un cachet pharaonique de 12 000 écus d’or, le maître produisit un remarquable chef d’oeuvre de marbre, la Transverbération de Sainte-Thérèse, représentant la sainte en pamoison au pied d’un éphèbe angélique et facétieux, brandissant une flèche d’or et un sourire équivoque. Comment interpréter la pamoison de la sainte, est-ce l’extase ou l’orgasme? Elena a dû sourire en admirant l »ambiguité, d’autant plus qu’elle n’ignorait pas que le modèle de Sainte-Thérèse était la maîtresse du sculpteur, la belle Constanza Bonarelli.

Encouragée par son père, Giovanni Battista Cornaro-Piscopia, qui occupait le poste de procurateur de la basilique Saint-Marc, Elena s’inscrivit à la célébrissime université de Padoue. Après un parcours sans faute et la réussite de tous les examens, l’université voulut lui décerner le Doctorat en théologie, comme le voulait l’usage. L’Église s’y opposa. Comment? s’insurgèrent les prélats: donner un tel diplôme à une femme? Scandale! Impensable. Suivirent d’intenses négociations entre, d’une part, l’université et la famille Corner qui n’appréciaient guère cette rebuffade et, d’autre part, les autorités ecclésiastiques. On arriva à un compromis: au lieu de remettre à Elena un Doctorat en théologie, on lui décernera un Doctorat en philosophie. Je ne sais pas comment ce marchandage fut perçu à l’époque mais avec le recul du temps, on peut dire qu’elle n’a pas perdu au change.

La cérémonie de remise du diplôme fut fixée le 25 juin 1678. En plus des étudiants et des professeurs de l’université de Padoue, de la famille Corner, de pratiquement tous les sénateurs de Venise et des notables de Padoue, des délégations de plusieurs universités européennes vinrent assister à cet événement historique. La salle du Pallazzo del Bò ne pouvant accommoder une telle affluence, on déménagea la cérémonie à la cathédrale. Pendant une heure, Elena discoura en latin classique sur Aristote. Puis, sous les applaudissements de l’assemblée, son professeur posa sur sa tête la couronne de lauriers, sur ses épaules la cape d’hermine, et lui enfila la bague de l’université. On raconte qu’Elena triompha avec grâce et modestie.

Après sa graduation, elle continua de vivre à padoue, refusa quelques demandes en mariage, prit l’habit des Bénédictines sans prononcer les voeux, et se consacra à l’étude, à l’enseignement et à la charité. Elle décéda six ans plus tard de tuberculose. Elle est inhumée dans l’abbatiale de Sainte-Justine, à Padoue.

Il existe une biographie d’Elena Cornaro: The Lady Cornaro: Pride and Prodigy of Venice, par Jane Smith Guernsey, publiée en 1999.