PRÉSENCE DE LUMIÈRES

Niqab, burqa, projet de Loi 94 et l’Asssociation canadienne des libertés civiles

Olympe de Gouges Rédactrice de la Déclaration des droits de la femme

Olympe de Gouges Rédactrice de la Déclaration des droits de la femme

Note. On peut consulter la lettre de madame Des Rosiers sur le site de l’Association canadienne des libertés civiles / Canadian Civil Liberties Association ou dans l’édition du 3 avril dernier du journal Le Devoir.

Consultez aussi le site www.sisyphe.org qui offre un regard féministe sur le monde et le site www.cciel.ca qui est un collectif citoyen pour l’égalité et la laïcité.

Madame Nathalie Des Rosiers, avocate générale,
Association canadienne des libertés civiles / Canadian Civil Liberties Association

Madame,

Sur le site de votre association et dans une lettre au Devoir (3 avril 2010), vous vous inscrivez en faux contre le projet de Loi 94 de l’Assemblée nationale du Québec, qui stipule que c’« est d’application générale la pratique voulant qu’un membre du personnel de l’Administration gouvernementale ou d’un établissement [éducation, santé, centres de la petite enfance, etc.] et une personne à qui des services sont fournis par cet administration ou cet établissement aient le visage découvert lors de la prestation des services. »

Vous alléguez que ce projet de loi est « inutile », que « son langage est vague », qu’il « pourrait avoir des conséquences graves pour les femmes en termes d’accès à l’emploi, d’accès aux soins de santé et de prévention de la violence ». En plus, vous affirmez que le projet de Loi 94 « viole la liberté d’expression et la liberté de religion. Le niqab comme tout autre symbole religieux, ne devrait pas être réglementé par le gouvernement. »

Dans la foulée, vous prenez position en faveur du port du niqab et de la burqa.

Qu’il me soit permis de vous faire part de ma consternation devant ce que je perçois comme un aveuglement. Est-il permis aussi de vous demander de revoir votre position parce que l’argumentaire que vous présentez pour l’appuyer m’apparait superficiel, réducteur et biaisé. Je m’explique.

D’emblée, j’aimerais préciser que je suis d’accord avec vous pour dire que le projet de Loi 94, tel que rédigé, est inadéquat. À mon sens, il ne réglera en rien la question de la laïcité. Mais mon opposition à ce texte ne signifie pas que je sois en faveur du port du niqab ou de la burqa (ni d’ailleurs de tout autre masque) sur la place publique ou au sein de l’administration publique.

Au Canada, incluant le Québec, l’immense majorité des citoyennes et des citoyens désirent vivre au sein d’une société qui en soit une d’harmonie et de respect. C’est pourquoi le port de niqab ou de burqa ne leur n’apparait pas comme une pratique désirable. Au contraire, il leur apparait comme le signe d’un enfermement, d’un refus de l’autre, et de l’aliénation de la femme. Les récents sondages démontrent une quasi-unanimité au Canada sur cette question. Un sondage similaire au Royaume-Unis donne un résultat semblable.

Vous dites que la burqa est un symbole religieux. Et que c’est parce que c’est un symbole religieux qu’il ne doit pas être réglementé par le gouvernement. À mon sens, voilà une double affirmation que vous ne pouvez appuyer. Comme l’immense majorité des Canadiennes et des Canadiens, le Muslim Canadian Congress vous contredit là-dessus. Dans une communication officielle, le MCC demande au gouvernement du Canada de bannir la burqa, le niqab et toutes autres formes de masque. Je le cite: “The MCC dismissed the argument that wearing of a face-mask by Muslim women is protected by the Charter’s guarantee of religious freedom. The MCC said that there is no requirement in the Quran for Muslim women to cover their faces. Invoking religious freedom to conceal one’s identity and promote a political ideology is disingenuous.”

Le MCC va même plus loin et vous donne, madame, une petite leçon de sensibilité démocratique lorsqu’il affirme : “If a government claims to uphold equality between men women, there is no reason for them to support a practice that marginalizes women.”

Vous affirmez que l’interdiction de la burqa ou du niqab aura des conséquences graves pour les femmes en termes d’accès à l’emploi, aux soins de santé et de prévention de la violence. Vous dites aussi que très peu de femmes portent le niqab. En plus d’être contradictoires, ces deux affirmations ne résistent pas à l’analyse.

Pout tout chômeur et en particulier pour tout immigrant, trouver un emploi relève de l’exploit. En se masquant, la femme voilée complique au-delà du raisonnable la communication avec son futur employeur, multiplie de façon exponentielle la difficulté d’obtenir l’emploi. Le moins que l’on puisse demander à un demandeur d’emploi, c’est d’y mettre du sien, de comprendre les objectifs et les contraintes du futur employeur, d’apprécier le contexte socioculturel dans lequel il évolue, d’accepter les exigences de la tâche à remplir, et de laisser ses convictions (religieuses, politiques ou autres) à la maison. Imaginez un bon Anglican qui se présenterait cagoulé à une entrevue d’emploi, et qui insisterait pour garder son masque à son travail si jamais il était embauché. Je vous parie qu’il rentrerait bredouille à la maison.

Bannir le niqab ou la burqa ouvrirait la porte à la violence à l’endroit des femmes, alléguez-vous ? Ne croyez-vous pas que le port de ces masques portés exclusivement par des femmes constitue, ipso facto, une violence faite aux femmes ? L’immense majorité des femmes, même l’immense majorité des musulmanes le pensent. Et si une femme était battue parce qu’elle refuserait cette tenue avilissante d’un autre âge, ne serait-ce pas la preuve que le port du niqab ou de la burqa est imposé par les hommes de son entourage ? Ne serait-ce pas là un puissant argument pour bannir cette cangue vestimentaire.

Peu de femmes portent le niqab ou la burqa, dites-vous ? Ne minimisez pas le problème, madame. Ce qui nous confronte, ce n’est pas un épiphénomène sporadique mais une tendance lourde ressentie dans toutes les sociétés démocratiques. La grande question que le niqab ou la burqa pose, c’est celle du choix de la société que nous voulons vivre, celle de nos valeurs communes notamment l’égalité des sexes.

Dans ce contexte, et pour expliquer mon propos, j’aimerais, madame, vous poser une question. Je vous en prie, ne la prenez pas comme un piège mais comme une interrogation fondamentale qui préoccupe beaucoup d’honnêtes citoyens. D’après vous, qu’est-ce qui fait qu’une organisation comme l’Association canadienne des libertés civiles puisse exister ? En d’autres termes, quelles sont les avancées de la civilisation qui fondent notamment le droit de pensée, le droit d’association et le droit de s’exprimer librement sur la place publique ? Permettez-moi de répondre que l’assise de notre démocratie, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de notre système de lois, de toutes nos institutions, y compris l’ACLC/CCLA, est l’œuvre des philosophes des Lumières. [1]

Préoccupés par les luttes sanglantes entre les religions, troublés aussi par d’immondes chasses aux sorcières et d’ignobles persécutions, ces hommes et ces femmes de bon sens mobilisèrent leur intelligence et leur courage, et se penchèrent sur le problème de la paix sociale. L’un d’eux fut John Locke. Cent ans avant la Révolution française, il publia sa fameuse Letter concerning Toleration. Le principe que Locke y énonçait pour assurer la paix civile était celui-ci : “I esteem it above all things necessary to distinguish exactly the business of civil government from that of religion and to settle the just bounds that lie between the one and the other.” Il venait d’inventer la laïcité ou, si vous voulez, l’idée de la neutralité de l’État. Et pour que ce principe s’applique de façon efficace, il disait qu’il fallait instituer une distinction claire entre les affaires de l’État et celles des religions.

Une société libre organisée autour de la neutralité de l’État fut longue à se mettre en place. Aujourd’hui, les Canadiennes et les Canadiens pensent avoir beaucoup cheminé vers l’idéal esquissé par Locke et les autres philosophes du XVIIIe siècle. Au Canada, au Québec, la laïcité n’est pas encore proclamée mais se pratique largement. La société canadienne, y compris la québécoise, est une société pacifique et tolérante. La liberté de pensée est protégée par la loi. L’égalité entre les hommes et les femmes est reconnue et proclamée dans les textes mais les acquis en ce domaine sont encore fragiles.

Que voit-on surgir tout à coup ? Le retour de la religion dans la sphère publique, c’est-à-dire le démantèlement du mur institutionnel entre l’État et la religion souhaité par Locke. Tous les jours presque, on voit des fondamentalistes instrumentaliser les chartes des droits pour obtenir des accommodements qui réintroduisent l’arbitraire des croyances religieuses dans les services publics. On a applaudi à la déconfessionnalisation de l’école publique mais on voit avec consternation la religion revenir dans les centres de la petite enfance par la porte d’en arrière. On a remplacé le cours d’une religion par un cours d’éthique et de culture religieuse (qui est un cours de plusieurs religions) mais cet enseignement ne donne aucune place aux enfants de familles où l’on ne pratique aucune religion. À la SAAQ et à la RAMQ par exemple, on accommode certaines personnes pour des motifs religieux mais on refuse le même accommodement à d’autres personnes qui allèguent des motifs citoyens. Dans au moins deux arrondissements de Montréal, la censure en matière d’art visuel réapparait. Des ghettos religieux se constituent à Montréal et à Toronto.

On voit la raison reculer devant l’arbitraire. Par exemple, arbitraire est la décision de la Cour suprême qui décrète que le kirpan est sans danger dans les écoles et dangereux dans les cours de justice. Arbitraire aussi est l’autre décision de la Cour suprême qui autorise des religieux à construire une souccah sur leur balcon en contradiction avec le contrat de copropriété qu’ils avaient signé quelques temps auparavant. Je ne suis pas le seul à décrier ces égarements de la Cour suprême. De nombreux juristes le font en des termes beaucoup plus sévères que les miens. L’ex-juge Claire L’Heureux-Côté de la Cour suprême est l’un d’eux.

En Ontario, on a voulu modifier le Common Law et introduire les tribunaux de la charia ; heureusement, suite à une mobilisation internationale, cette initiative a échoué.

Au Québec, récemment, on a changé en catimini le calendrier de toutes les écoles pour accommoder six ou huit écoles religieuses qui depuis toujours refusaient de se conformer à la loi. Du coup, l’accommodement, raisonnable ou pas, qui devait être l’exception, devient la règle générale.

Les femmes qui ont mené la lutte pour que soit reconnue l’égalité des sexes voient leurs efforts torpillés par des pratiques religieuses ou culturelles qui prônent l’aliénation des femmes. Rappelez-vous, elles furent nombreuses à venir clamer leur désarroi devant la commission Bouchard-Taylor. Mais les bons commissaires ont écarté leurs doléances du revers de la main. Cette attitude condescendante les trouble profondément. Votre appui au port de la burqa et du niqab ne les consterne pas moins.

L’État canadien, l’État québécois proclament l’égalité des sexes et du même souffle accommodent à tous venants des religions qui prêchent le contraire. Beaucoup y voient là une aberrante incongruité.

Le plus grave de la tendance lourde que je viens d’esquisser, c’est la transformation insidieuse de la société par l’accumulation de toutes ces décisions de justice, de tous ces accommodements pris en petits comités, derrière des portes closes. Et cette transformation est perçue, à juste titre, comme une régression. Il aurait été souhaitable que l’ACLC/CCLA en prenne conscience.

C’est cette navrante dérive qu’illustre le port de la burqa ou du niqab. Quant les Canadiens, y compris les Québécois, rejettent massivement cette pratique, ils disent vouloir stopper la dérive pendant qu’il est encore temps.

Je ne peux terminer cette lettre sans relever une étonnante petite phrase qui apparaît dans votre communiqué. Vers le milieu du texte, vous énumérez trois objections à votre position, à savoir que le niqab n’est pas exigé par la religion musulmane, qu’il est un symbole de l’inégalité des femmes, et qu’il peut s’identifier à un rejet des valeurs modernes. Puis vous balayez ces objections du revers de la main. La petite phrase qui m’a fait sursauter s’insère entre les deux corps de ce passage et se lit comme suit : « Ces trois raisons suggèrent que le port du niqab devrait être protégé par la Constitution. » Ai-je bien lu ? Vous voulez inscrire l’infériorité de la femme dans la Constitution canadienne ? Vous devez vous expliquer, madame.

Dans un esprit de fair play, puis-je vous demander que ma lettre soit inscrite in extenso sur le site de votre association ? Ce serait bien aussi qu’elle soit distribuée à tous les membres de votre conseil d’administration.

Madame, je lance une invitation, à vous et à vos collègues de l’ACLC/CCLA. Venez à Montréal discuter de la laïcité avec certains d’entre nous, de façon sereine et respectueuse. J’ose espérer que vos certitudes se fissureront quelque peu et que vous accepterez de nuancer votre position.

Cordialement,

Michel Lincourt


[1] Notamment Diderot, Locke, Voltaire, madame du Châtelet, Kant, Hume, Rousseau, madame d’Épinay, d’Holbach, madame du Deffand, Helvétius, madame de Tencin, l’abbé Prévost, d’Alembert, Julie de Lespinasse, Olympe de Gouges, Condorcet, Beaumarchais, madame de Graffigny, Thomas Payne, Benjamin Franklin, Montesquieu, Thomas Jefferson, l’abbé Grégoire, Marmontel, Gaspar Monge, l’abbé Morellet, de Tocqueville, Leibniz, Adam Smith, Gianbattista Vico . .

Votre réponse à “Niqab, burqa, projet de Loi 94 et l’Asssociation canadienne des libertés civiles”

  1. I. Hall dit:

    18 Avr, 10 a 1 h 07 min

    Vous écrivez, avec raison:

    « Préoccupés par les luttes sanglantes entre les religions, troublés aussi par d’immondes chasses aux sorcières et d’ignobles persécutions, ces hommes et ces femmes de bon sens mobilisèrent leur intelligence et leur courage, et se penchèrent sur le problème de la paix sociale. »

    Vous mettez très bien le doigt sur la raison d’être de la laïcité. Si, mettons, l’État prenait parti pour la religion catholique, on pourrait voir des abus, par exemple une persécution des protestants ou des non-croyants. Par exemple, les gens pourraient être obligés de cacher leur foi protestante ou leur athéisme, voire de devenir catholiques. Et à défaut de cela, les protestants et les non-croyants seraient de toute façon placés par l’État sur un plan moralement inférieur. On voit que la neutralité de l’État n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’assurer la plus grande liberté de conscience à tous les individus, ainsi que leur égalité morale.

    Le véritable sens de la laïcité n’est pas d’essayer de combattre le phénomène religieux à l’aide des moyens de l’État. Et c’est encore moins de combattre une religion minoritaire pratiquée par des gens qui font déjà l’objet – largement sur la base de leur origine ethnique même – d’une discrimination importante dans notre société. Ce serait une déformation de ce qu’est la laïcité.

    Or les partisans de la « laïcité intégrale » semblent avoir mis la laïcité sur un piédestal à tel point qu’elle a été détournée de sa raison d’être première, qui est d’assurer la liberté de conscience, pour devenir en fait un moyen de contrer la liberté de conscience.

    En quoi est-ce qu’un étudiant portant un turban à l’école mettrait en cause la liberté de conscience ou l’égalité morale de ses camarades ou d’autres citoyens? Si on se fonde sur la laïcité pour s’opposer à son turban mais qu’on n’est pas capable de répondre à cette question, c’est qu’on a détourné la laïcité de sa finalité pour qu’elle devienne une fin en soi.

    Ma réponse à la question est évidemment que le fait de porter un turban ne restreint en rien la liberté des autres. Être confronté au fait qu’il y a des gens différents de moi ne viole pas mes droits, et ne m’empêche pas d’être moi. Au contraire, on a tout intérêt à ce que les enfants s’habituent d’emblée à la diversité qui existe dans notre société. Prétendre qu’on doit cacher cette diversité revient à nier la légitimité du pluralisme.

    Ensuite, vous vous appuyez sur le Muslim Canadian Congress pour dicter à une femme qui porte le niqab ce qui doit faire partie ou non de sa pratique religieuse. Cet organisme a une interprétation de l’islam, mais la liberté de religion est une liberté de pratiquer sa religion à sa manière, quoi qu’en dise telle ou telle autorité religieuse.

    Est-ce que le Coran commande aux femmes de porter le niqab? Je ne voudrais pas que l’État se lance dans l’exégèse des textes religieux, se posant en arbitre entre différentes interprétations de la foi. Par exemple, l’État a-t-il l’autorité pour dire, en s’appuyant sur l’autorité du pape, que telle secte chrétienne minoritaire a tort sur tel aspect de leur doctrine ou conduite religieuse? Ce n’est pas là le rôle de l’État dans une conception moderne de la démocratie.

    Il est évident qu’à moins de dresser une liste de religions approuvées (et vous semblez vouloir le faire en accordant, malgré votre préférence affichée pour la neutralité de l’État, l’autorité à un groupe particulier pour définir pour tous ce qu’est l’islam), le seul critère que l’État peut adopter pour définir la liberté de religion est celui de la croyance sincère de l’individu. L’arrêt Amselem de la Cour Suprême, que vous critiquez, a pourtant absolument raison là-dessus. (Évidemment, on est en droit de s’enquérir si une croyance n’aurait pas été feinte pour obtenir éventuellement un avantage, ce qui ferme la porte aux pures inventions.)

    Finalement, il est impossible de considérer le bien-fondé du projet de loi 94 sans parler du contexte d’islamophobie dans lequel le débat se déroule. Il est indéniable, si on écoute ce qui se dit sur les tribunes téléphoniques, qu’il s’est créé climat dans lequel la xénophobie est devenue plus acceptable. Les idées xénophobes semblent avoir acquis un droit de cité qu’elles n’avaient pas eu depuis longtemps.

    On peut rétorquer, avec raison jusqu’à un certain point, que les défenseurs les plus éloquents du projet de loi 94 et d’une « charte de la laïcité » n’usent pas en général des mêmes arguments. Mais le message qu’envoie la classe politique en prônant des mesures qui, dans les faits, visent des musulmans, a pour conséquence inéluctable de porter atteinte à leur égalité morale, et de conduire aux discours excessifs qu’on entend.

    Vous écrivez par exemple:

    « D’emblée, j’aimerais préciser que je suis d’accord avec vous pour dire que le projet de Loi 94, tel que rédigé, est inadéquat. À mon sens, il ne réglera en rien la question de la laïcité. Mais mon opposition à ce texte ne signifie pas que je sois en faveur du port du niqab ou de la burqa (ni d’ailleurs de tout autre masque) sur la place publique ou au sein de l’administration publique.

    Les mots « ni d’ailleurs de tout autre masque » – qui sont d’une sorte qu’on rencontre souvent dans les arguments des partisans d’une laïcité intégrale – tentent, mais ne parviennent pas, à camoufler le fait que seules des musulmanes sont visées par le projet de loi 94. L’expression « signe ostentatoire » qu’on entend si souvent est à ranger dans la même catégorie, car, comme par magie, la grande majorité des dénominations chrétiennes n’ont aucune prescription vestimentaire, et c’est sur les vêtements que les jacobinistes concentrent leur offensive. (Je ne les appelle pas laïcistes, puisque moi aussi, je suis en faveur de la laïcité, mais pas celle-là.)

    Et ici se trouve la véritable hypocrisie d’une partie des jacobinistes. Pour la première fois, ils peuvent s’allier avec les nationalistes ethnoculturels, souvent catholiques conservateurs, pour faire passer des réformes. Car les deux groupes, jacobinistes et nationalistes ethnoculturels, sont troublés par la visibilté dans l’espace public de pratiques religieuses minoritaires. Les uns n’aiment pas la religion, et les autres n’aiment pas qu’on accorde aux cultures minoritaires le même respect qu’à la leur.

    Alors le compromis qu’ils ont trouvé est le suivant: ils s’allient pour proclamer la « laïcité », tant qu’aucune pratique de la culture majoritaire n’est affectée de manière significative. C’est pour cette raison qu’on a fixé l’attention en France sur les « signes ostentatoires. » Les catholiques n’en portent pratiquement pas, et surtout, ils ne ressentent pratiquement jamais l’obligation d’en porter.

    Ce qui est plus étonnant encore, c’est qu’on veuille s’en prendre aux signes religieux des employés publics, voire des usagers des services publics, mais qu’on laisse de côté des signes qui semblent représentatifs non d’individus, mais d’institutions. Les jacobinistes remettent à plus tard línterdiction des prières chrétiennes dans les conseils municipaux et le retrait de la croix dans l’Assemblée nationale, faute de consensus (le seul semblant de consensus qui existe portant seulement sur les pratiques minoritaires). Et voudra-t-on empêcher les hôtels de ville (et là on parle clairement d’institutions publiques et non d’individus exerçant des fonctions publiques) de mettre un arbre de Noël sur leur propriété?

    Évidemment, les jacobinistes vont dire qu’il faut commencer par ce qui est faisable. Mais est-il acceptable d’imposer des restrictions qui, quoique formellement neutres, vont toucher dans les faits surtout des minorités?

    Je vais donner un exemple provocateur. Admettons qu’on soit contre la marijuana. Serait-on en droit d’augmenter la peine pour possession uniquement pour les Noirs, sous prétexte que « c’est un bon début », et qu’on n’a pas pu négocier la même chose pour les Blancs?

    Vouloir une forme de laïcité qui, dans les faits, demande avant tout aux minorités, et à personne d’autre pratiquement, de changer leur comportement, est une hypocrisie immense. Ce n’est pas acceptable moralement.

    Je trouve vraiment dommage que ce débat sur des accommodements relativements rares ait pris tellement d’ampleur que les musulmans font maintenant face à des préjugés accrus de la part de la population.