PRÉSENCE DE LUMIÈRES

Laïcité: manifeste de dupes

John Locke, philosophe des Lumières, promoteur de la laïcité pour assurer la paix religieuse

John Locke, philosophe des Lumières, promoteur de la laïcité pour assurer la paix religieuse

Le Manifeste pour un Québec pluraliste * m’agace. Voici pourquoi :

Dialectique
L’argumentaire du manifeste emprunte le schéma dialectique – scolastique – de la ‘thèse-antithèse-synthèse’. D’un côté, il présente la position que le dialecticien conteste; de l’autre, il énonce la position contraire, elle aussi contestable; et au milieu, il clame la position qu’il veut nous faire admettre. Et bien sûr, la vertu siège toujours au milieu, ‘in medio stat virtus’. Cousu de fil blanc, ce procédé éculé ne convainc pas parce qu’il permet de dire la chose et son contraire.

Voyons un peu. D’emblée, le manifeste présente la thèse et l’antithèse sous un vocable péjoratif : ‘deux courants en rupture avec les grandes orientations du Québec moderne’. Puis il procède. D’abord, il énonce la thèse qui est la ‘vision nationaliste conservatrice’. Ensuite, il formule l’antithèse qui est la ‘vision stricte de la laïcité’. Parce qu’elles sont respectivement conservatrice et stricte, ces deux positions doivent être récusées. Et, triomphant, le manifeste avance la synthèse vertueuse qui est la ‘vision de notre société plus tolérante et surtout plus dynamique .

Ce procédé est inacceptable pour plusieurs raisons.

Arbitraire
Dans une telle démarche dialectique, le choix des termes est arbitraire. En effet, n’importe qui pourrait structurer différemment l’argumentaire et arriver à une toute autre conclusion. Par exemple, on pourrait statuer que la croyance chrétienne constitue la thèse dominante, que les croyances juive et musulmane forment l’antithèse antagoniste, et que la laïcité serait la synthèse assurant la liberté religieuse. Ou encore, on pourrait énoncer que la thèse serait le multiculturalisme qui autorise les débordements qui fâchent, que l’antithèse serait l’interculturalisme qui invite les accommodements qui irritent, et que la laïcité constituerait la synthèse assurant la paix sociale.

A priori
Le procédé dialectique présente la position vertueuse de l’interculturalisme comme une conclusion raisonnable d’une démonstration logique. En réalité, ce n’est que la justification a posteriori d’une position prise a priori. Le problème de la position a priori est qu’elle implique des connaissances antérieures indépendantes de l’expérience. C’est-à-dire qu’elle est l’expression d’une conviction dogmatique. Donc arbitraire.

Affirmations gratuites
L’énoncé qualifié des positions antagonistes : ‘vision nationaliste conservatrice’ et ‘vision stricte de la laïcité’ ne sont rien de moins que des affirmations gratuites. Il n’est pas prouvé que nationalisme soit nécessairement conservateur, ni que celui-ci soit en faveur d’une ‘laïcité stricte’. Il n’est pas prouvé non plus que soutenir la laïcité soit une position sanglée dans la rigidité. Ou encore, il n’est pas prouvé que les positions que récuse le manifeste soient ‘en rupture avec les grandes orientations du Québec moderne’. Étant donné que les prémisses sont pour le moins contestables, il s’en suit qu’on se sent justifié de douter du bien-fondé de la conclusion, c’est-à-dire de la position défendue par le manifeste.

Épithètes
Le manifeste fait un emploi désagréable de qualificatifs. Il traite le nationalisme de conservateur, la laïcité qu’il récuse de stricte, la laïcité qu’il préconise d’ouverte, le pluralisme et l’interculturalisme de [plus] tolérante et de [plus] dynamique. En somme, les auteurs du manifeste donnent des attributs péjoratifs aux positions adverses et des attributs mélioratifs à la position qu’ils défendent. Ce procédé qui consiste à caricaturer les positions adverses pour mieux les torpiller est indigne d’universitaires qui se piquent d’honnêteté intellectuelle.

Car, n’est-ce pas, on pourrait affubler les positions de qualificatifs contraires et affirmer avec la même assurance que le nationalisme est progressiste, que le pluralisme est obscurantiste et l’interculturalisme, pusillanime. Du coup, plutôt que d’être stricte, la laïcité deviendra prudente.

Aussi, d’où vient cette idée d’affubler la laïcité d’épithètes comme stricte ou ouverte? Cette façon de faire m’apparait aussi incongrue que de parler de liberté stricte ou de liberté ouverte.

Contradiction
Le paragraphe suivant du manifeste m’a fait sursauter :

S’il est essentiel de s’entendre sur la signification de la laïcité, l’interdiction pure et simple de toutes manifestation d’appartenance religieuse ne répond à aucune nécessité sociale. Une telle interdiction aurait un effet discriminatoire, car elle ne viserait que les croyants appartenant aux religions comportant des prescriptions vestimentaires ou alimentaires. Mais surtout, elle serait disproportionnée par rapport aux objectifs, notamment la neutralité des services publics’.

Faut-il s’entendre sur la signification de la laïcité? À mon sens, c’est déjà tout entendu. La laïcité n’est rien d’autre que la neutralité de l’État en matière religieuse. Selon ce principe, l’État ne se mêle pas des questions de dogme et, en retour, les religions ne s’immiscent pas dans les affaires de l’État. Rappelons que c’est pour mettre fin aux conflits religieux qui ensanglantaient l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles que le philosophe John Locke publia en 1689 sa Lettre sur la tolérance et énonça le principe de la laïcité en ces termes : “I esteem it above all things necessary to distinguish exactly the business of civil government from that of religion and to settle the just bounds that lie between the one and the other.” En émasculant le principe de laïcité sous prétexte d’ouverture, les auteurs du manifeste battent en brèche la philosophie des Lumières qui est à l’origine de nos institutions démocratiques.

D’autre part, affirmer que quelqu’un voudrait ‘l’interdiction pure et simple de toutes les manifestations d’appartenance religieuse’ est exagéré, pour le moins. À ma connaissance, personne n’a jamais suggéré d’interdire les manifestations religieuses. La laïcité est justement l’institution qui assure la liberté de penser, et le libre exercice de la religion de son choix, y compris celui de n’en pratiquer aucune. C’est pourquoi il importe de ne pas l’édulcorer. C’est pourquoi encore l’État doit résister à toute immixtion religieuse dans son activité.

De plus, l’affirmation qu’une telle interdiction aurait un effet discriminatoire, car elle ne viserait que les croyants appartenant aux religions comportant des prescriptions vestimentaires ou alimentaires, me semble engendrer une étonnante contradiction. En effet, on y décrète qu’une telle mesure gouvernementale (qui interdirait les signes religieux dans les activités de l’État) serait discriminatoire parce qu’elle ne viserait qu’une catégorie de citoyens. Ai-je bien compris? Le manifeste propose de refuser une mesure qui, d’après lui, ne s’appliquerait qu’à une partie de la population pour permettre aux religions d’édicter des règles qui, elles, ne s’appliquent qu’à une partie de leurs adhérents. Pourquoi les religions auraient-elles le droit de pratiquer la discrimination? Et pourquoi l’État devrait-il entériner ces pratiques pour le moins discutables.

Conviction
Dans ce débat, on prête volontiers des convictions aux pratiquants de religions. On dit : Ces gens expriment des convictions intimes et les autres doivent les respecter. C’est bien. Mais tient-on le même discours pour les non-croyants, pour les tenants de la laïcité, pour les agnostiques et pour les athées? Ceux-là, ont-ils le droit d’afficher leurs convictions avec la même force que les croyants? Et n’ont-ils pas, eux aussi, le droit au même respect? Faut croire que non parce que les défenseurs de la philosophie des Lumières ont beucoup de mal à trouver une place sur les tribunes publiques pour faire valoir leur point de vue.

Multiculturalisme, interculturalisme et pluraliste
Pour moi, multiculturalisme et interculturalisme expriment la même réalité concrète. Ni l’un ni l’autre n’est la grande gangrène ni la grande panacée que le manifeste laisse entendre. Le Canada qui serait multiculturel n’est pas plus raciste, pas moins tolérant que le Québec qui serait interculturel. D’autant plus que la société québécoise fait partie de la société canadienne.

Et la société québécoise est déjà pluraliste tout autant que la société canadienne.