PRÉSENCE DE LUMIÈRES
Censure
Messieurs dames de l’Île-des-Sœurs, s’il vous plait, allumez un moment votre ordinateur et regardez les œuvres énumérées ci-après.
La Vénus de Willendorf, XXIIIe millénaire avant JC. Les déesses de Tell Halaf, VIe millénaire avant JC. L’enfant nu égyptien, IIIe millénaire avant JC. L’Hermès de Praxitèle, IVe siècle avant JC. La Vénus de Milo, anonyme, Ier siècle avant JC. Le Triomphe de Neptune et d’Amphitrite, anonyme, IVe siècle après JC. La Naissance de Vénus, de Botticelli, XVe siècle. La Création d’Adam, de Michel-Ange, XVIe siècle. L’Amour victorieux, du Caravage, XVIe siècle. L’éducation de Marie de Médicis, de Rubens, XVIIe siècle. Bethsabée au bain, de Rembrandt, XVIIe siècle. Le Bain turc, d’Ingres, XIXe siècle. La Maja nue, de Goya, XVIIIe siècle. L’Odalisque blonde, de Boucher, XVIIIe siècle. L’Âge d’Airain, de Rodin, XIXe siècle. Le Nu bleu, de Picasso, XXe siècle. Une première, de Zorn, fin XIXe et début XXe siècle. Le Jeune homme indolent, de Lyman, XXe siècle. Lovely Lover, de Dong Xiwen, XXe siècle. La Vénus au papillon, de Parmiggiani, XXe siècle.
Bien.
Alors, messieurs dames de l’Île-des-Sœurs, je vous demande, qu’ont en commun ces objets? Mais ce sont des œuvres d’art, voyons, me répondez-vous sur un ton un peu agacé. Et leurs concepteurs? Des artistes, bien sûr; certains très connus, d’autres moins. Diriez-vous que ces œuvres d’art sont des chefs-d’œuvre? Si vous le dites . . . D’après vous, les artistes qui les ont créés, méritent-ils notre respect parce qu’ils ont fait œuvre de civilisation? Peut-être . . . Grâce à eux, vivons-nous dans un monde meilleur, moins superstitieux, moins brutal, plus beau, plus tolérant? Vu comme ça . . . Si l’occasion se présentait, accueilleriez-vous ces chefs-d’œuvre dans votre quartier? Euh, à vrai dire . . . Quoi? Y a-t-il un problème? C’est que . . . vous comprenez . . . toutes ces œuvres sont des nus . . . Et alors? C’est que, nous, à l’île-des-Sœurs, nous n’aimons pas trop ces icônes qui pervertissent nos enfants.
Dialogue absurde! Mais vrai.
Parce que tous ces chefs-d’œuvre représentent le corps humain dénudé, ils seraient bannis du Centre communautaire Elgar de l’Île des Sœurs, arrondissement de Verdun, Ville de Montréal. Et monsieur Patrick Lagacé, chroniqueur de son état à La Presse, applaudirait. Ou du moins trouverait ça ‘correct’.
Les artistes dessinent, peignent, sculptent le nu humain depuis au moins 23 000 ans. Dans toutes les civilisations, à toutes les époques. Sauf peut-être en terre d’Islam. Mais à Laval, à Montréal, au Québec, au Canada, en Occident, nos artistes le font. On enseigne le nu dans nos écoles d’art et dans nos centres culturels, et on les expose avec fierté dans nos galeries et nos musées. Monsieur Carl Duplessis est un artiste lavallois qui, comme beaucoup, peint des nus. En décembre dernier, monsieur Duplessis fut censuré par le Centre communautaire Elgar et par les autorités politiques de Verdun. Monsieur Lagacé, lui, n’y trouve aucune trace de censure, n’y voit aucun scandale.
Rappelons les faits. Le Centre communautaire Elgar organise des expositions d’œuvres d’art. La cimaise court le long des murs du hall d’entrée du centre. En janvier 2009, monsieur Duplessis soumet un dossier de quinze œuvres, comportant huit nus et sept portraits. Le 1er juin, on l’informe que son dossier est accepté et que l’exposition est prévue pour janvier-février 2010. Le contrat est signé dix jours plus tard; il ne contient aucune restriction relative aux œuvres. Le 29 octobre 2009, les gens du Centre Elgar écrivent à monsieur Duplessis que certains nus posent problème mais qu’ils sont prêts à exposer ‘les nus les moins explicites’ (sic). Quelque temps plus tard, une représentante du Centre Elgar se rend chez monsieur Duplessis pour le choix final des œuvres. La censure des nus est de nouveau affirmée, cette fois de façon plus dure. Néanmoins, le carton d’invitation et l’affiche de l’exposition sont imprimés; on y parle de ‘la fascination du corps humain’; et un homme nu y est affiché. Mais on ne voit pas son pénis. Admissible par la censure. En revanche, ‘aucune perception ou allusion d’un sein, d’une fesse ou d’une partie génitale’ ne seront tolérées, écrit madame Raymond à monsieur Duplessis, le 16 décembre 2009. Devant cet obscurantisme d’un autre âge, monsieur Duplessis s’insurge et retire son projet. Désemparé, il fait appel aux forces éclairées de la presse. Monsieur Patrick Lagacé, entre autres. Le 21 décembre 2009, celui-ci informe monsieur Duplessis qu’il ne fera pas une chronique sur cette affaire : ‘je ne dis pas qu’il n’y a pas matière à réflexion, lui écrit-il, juste pas, de mon côté, matière à chronique’. Pourtant, deux jours plus tard, il publie son papier et renvoie vertement monsieur Duplessis à ses pinceaux.
Tout ça est désolant.
À ma connaissance, l’incident de Verdun est deuxième de ce type. L’autre a eu lieu au Centre communautaire et culturel Côte-des-Neiges, en 2007. Il s’y donne des cours de dessins et de peinture. Pour enfants et adultes. Le cours du samedi matin est un atelier de modèle vivant. Une ou deux fois par année, le professeur expose des travaux d’élèves dans le hall du centre et autres espaces attenants. Et bien sûr, parmi les travaux affichés, il y a quelques nus. Longtemps, cette façon de faire ne soulève aucune polémique. Mais en 2007, quelqu’un proteste. Vivement. Pour apaiser le vociférateur, la directrice du Centre décroche les nus. Le professeur et quelques élèves expriment leur désaccord. Enfin, elle raccroche les œuvres mais dans un coin retiré. Comme une tare.
À Côte-des-Neiges, quelqu’un a porté plainte parce que les œuvres étaient sur les murs. À Verdun, il n’y a pas eu de plaintes parce que l’exposition n’a pas eu lieu. Mais madame Raymond affirme qu’elle a agi ainsi pour prévenir les coups. Si les nus étaient exposés, des protestations fuseront à coup sûr. ‘D’origine multiple, notre clientèle est extrêmement conservatrice’, explique-t-elle. Elle dit aussi qu’elle se sent coincée entre l’arbre et l’écorce : d’un côté, la liberté d’expression des artistes qu’elle respecte et sa propre sensibilité, de l’autre les éléments réactionnaires du quartier et les politiciens de l’arrondissement qui prennent fait et cause pour ceux-ci.
Le même argument est utilisé dans les deux cas : l’espace d’exposition est un lieu de passage obligé pour des enfants et ceux-ci seront troublés par la vue de nus. Quel argument absurde! D’où vient cette idée que la vue du corps humain dénudé trouble les enfants? Y a-t-il une étude qui démontre ce fait? Bien sûr que non. Ce n’est qu’un argument vide de sens qui ne s’appuie que sur des relents culturels ou religieux. Sur des croyances anachroniques. Et arbitraires. Martelons que nous sommes ici dans le domaine de l’art. Pas dans celui de la publicité racoleuse. Encore moins celui de la provocation aguichante. Il ne s’agit pas non plus d’illustrations érotiques (qui pourraient aussi posséder une valeur esthétique et dignes d’être exposées; mais ce n’est pas le cas ici). Et nous nous situons à des années lumières de l’imagerie pornographique. Non. Dans le cas de monsieur Duplessis, il s’agit de représentations artistiques subtiles, pudiques, douces, sobres, pas du tout provocantes. Néanmoins, elles risquent de choquer certains résidants de l’Île-des-Sœurs. Des adultes qui instrumentalisent leurs enfants pour exprimer leur frustration chronique et étaler leur inculture. Le plus extraordinaire, c’est que l’autorité publique accepte cet argument sans recul critique.
Madame Raymond dit que si sa galerie n’était pas un hall d’entrée, elle n’aurait eu aucun scrupule à exposer toutes les œuvres de monsieur Duplessis. Selon moi, cette subtilité ne tient pas. Le nu artistique n’est pas immoral, n’a pas à se cacher. Au contraire, il a le droit de s’afficher au grand jour. D’ailleurs, quel est la mission des maisons de la culture, des centres communautaires ou culturels, si ce n’est de mettre les gens en contact avec l’art. Et le nu fait partie du patrimoine artistique, au même titre que tous les autres genres. Où est le problème? Les gens de l’île-des-Sœurs devront passer devant les nus de monsieur Duplessis. Et alors? Quelques-uns pousseront les hauts cris. Et puis? S’ils arrêtaient un moment de vociférer, ceux-ci apprendraient à voir, à apprécier la valeur civilisatrice de l’expérience esthétique. Et par le fait même, faire preuve d’ouverture d’esprit et de tolérance.
Un peu partout dans le monde, des œuvres d’art, des nus, embellissent l’espace publique. Et les jeunes qui fréquentent les places, les jardins n’en sont pas pervertis pour autant. Je pense à la Petite Sirène de Copenhague, ‘qui exhibe ses seins’. Je pense au David de Michel-Ange, sur la piazza della Signoria, à Florence, ‘qui exhibe son pénis’. Je pense aux femmes de Maillol, fièrement nues, qui ornent le jardin des Tuileries, à Paris. Je pense au Manneken Pis, à Bruxelles, qui lui nous pisse dessus sans vergogne; et tout le monde sourit en admirant le fringant bambin, y compris les enfants et leurs parents. À l’aéroport Charles-de-Gaule, les centaines de milliers de voyageurs qui arrivent à Paris doivent passer par un très long corridor doté de tapis roulants. Pour agrémenter ce long passage obligé, on y a accroché une cinquantaine de reproductions d’œuvre d’art provenant des musées français; dans le lot, il y a des nus. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà protesté mais je sais que les nus n’ont pas été décrochés.
Récemment, le Musée national des Beaux-arts du Québec présentait une magnifique exposition : Le nu dans l’art moderne canadien, 1920-1950, Borduas, Colville, Heward, Roussil, Cox, Munn, Holgate, Lyman, Newton . . . Et vous savez quoi? Les enfants y étaient admis. Est-ce à dire que dans la logique de Verdun, la directrice du MNBAQ serait une corruptrice d’enfants. Idée aussi offensante qu’absurde.
Madame Raymond dit qu’il n’y a pas que les nus qui sont bannis de la galerie du Centre Elgar, il y a aussi les images de violence, le sang, etc. Trois remarques sur ce point. D’abord, si la violence est répréhensible parce qu’elle fait du tort à l’autre, le nu artistique ne fait du tort à qui que ce soit, s’apparente plutôt à une démarche d’amour, de tendresse ou de sublime. Je ne vois pas pourquoi on jette dans le même sac d’opprobres le nu et la violence. Ensuite, à travers les âges, les artistes ont toujours représenté la souffrance humaine. Guernica de Picasso en est un exemple probant. Puisque Guernica est une œuvre violente parce qu’elle dénonce la barbarie guerrière; doit-on cacher cet immense chef-d’œuvre pour autant? Enfin, dans toutes les églises catholiques du monde, on représente un condamné à mort expirant sur une croix, icône sanguinolente d’une rare violence.
Revenons à monsieur Lagacé. Star des média, le chroniqueur de La Presse jouit d’une excellente réputation. La plupart du temps, il écrit des choses sensées. Personnellement, je le lis avec intérêt. Mais parfois, il oublie de réfléchir. Victime de censure, monsieur Duplessis fait appel à lui. Le chroniqueur hésite, consulte son copain Frédéric Metz qui lui dit qu’il s’agit, en effet, d’un cas de censure, comme la pratiquait l’Église catholique, dans le temps. Malgré tout, le chroniqueur s’entête et se range ‘du bord de madame Raymond’. En fait, il aurait dû dire qu’il se range du bord des réactionnaires. Parce que madame Raymond, elle, se sent coincée.
Monsieur Lagacé affirme qu’il ne s’agit pas de censure. Que lui faut-il? À la rubrique ‘censurer’, le Petit Robert propose : ‘Interdire (en totalité ou en partie) une publication, un spectacle.’ `Ça s’applique, non?
Le chroniqueur laisse entendre que la censure s’explique par les médias. Car si les nus de monsieur Duplessis étaient exposés, insinue-t-il, madame Denise Bombardier et monsieur Jean-Luc Mongrain clameront que l’on pervertit les jeunes de l’Île-des-Sœurs. Et que, du coup, madame Raymond a raison de censurer parce que c’est elle ‘qui va manger le sandwich de m… servi par ses maîtres politiques. Pas l’artiste.’ Dans cette affirmation, il y a une énorme supercherie et une grande vérité. La supercherie est d’amener dans le débat des personnalités qui y sont étrangères, et de leur prêter une opinion qu’ils n’ont pas exprimée. Afin de masquer la vacuité de l’argument. Monsieur Lagacé ne démontre nullement que madame Bombardier et monsieur Mongrain vont effectivement faire l’apologie de la censure. En revanche, le chroniqueur dit vrai lorsqu’il affirme que madame Raymond est convaincue que les nus de monsieur Duplessis provoqueront des plaintes, que les politiciens se rangeront du côté des réactionnaires et la blâmeront. C’est pourquoi, elle se sent autorisée de censurer, sous l’œil bienveillant des élus de l’arrondissement. Et monsieur Lagacé approuve. Consternant.
La dernière phrase de la chronique est carrément inacceptable. S’adressant à monsieur Duplessis, monsieur Lagacé écrit : ‘Vous pouvez toujours poser nu. Parfois, ça marche, pour la controverse. Pas toujours, mais parfois. Surtout, n’oubliez pas le chapeau.’ Injurieuse, cette attaque inutile et gratuite n’est rien d’autre qu’un vulgaire procès d’intention, à l’endroit de monsieur Duplessis. Très ‘Texan’ d’inspiration, si je puis paraphraser monsieur Lagacé lui-même. Monsieur Duplessis n’est pas le genre d’homme à faire de la provocation. Ses œuvres témoignent de sa sobriété et de son honnêteté intellectuelle.
Monsieur Lagacé a mieux à faire que de servir de porte-voix aux forces obscurantistes de notre société.
Par-dessus tout, ce qui me sidère le plus dans cet incident, c’est l’incurie de nos braves politiciens. On dirait qu’ils ont peur d’avoir peur. Il suffit qu’un ou deux réactionnaires élèvent la voix pour qu’ils se jettent à genoux et s’excusent de l’audace qu’ils n’ont pas eue. Ils imposent la censure par la porte d’en arrière, sans le dire, en se cachant derrière leurs fonctionnaires. Préparant cet article, j’ai placé un appel auprès de madame Nancy Raymond et de monsieur Claude Trudel, maire de Verdun, qui me connait. Madame Raymond a eu la gentillesse – la politesse – de me répondre, pas monsieur Trudel.
Que dire en conclusion? À mon sens, la seule chose à faire pour les autorités de Verdun, c’est d’exposer l’intégralité des œuvres de monsieur Duplessis, en conformité avec le dossier soumis et le contrat signé. Et si une tempête se levait dans le verre d’eau de l’île-des-sœurs, que les élus du coin la brave avec le sourire. En plus, une politique encadrant les expositions dans les maisons de la culture de Montréal, et qui garantirait la liberté d’expression et excluraient la censure serait utile.